lundi 5 juin 2017

La collection Marval



Mon père éditait un guide administratif qu’il imprimait à Montreuil. Il revenait de ces expéditions banlieusardes avec ses bons-à-tirer et des ouvrages offerts par l’imprimeur. Peut-être l’imprimeur était-il fier de ces livres? Ou alors des exemplaires lui étaient restés ? Peut-être mon père s’était-il arrêté, intrigué, feuilletant un livre, puis un autre, interrompant la négociation en cours sur le prix du guide à publier ?
Un jour il revint avec la collection complète des livres de photographie Marval. Sans doute avaient-ils fait affaire. Mon père s’était plaint d’avoir dû traverser Montreuil à pied. Il était chargé.

Il y a quelques années ma mère a à son tour pris les Marval sous le bras pour les porter chez moi. Elle pensait que j’en aurai plus l’usage qu’eux et me recommandait de les garder à portée de main.
Il y a dans ces cadeaux tardifs un goût de testament. Ou peut-être d'adolescence. Voir d'enfance.
J’avais oublié ces livres. Je ne savais même pas qu'ils existaient encore. Je les ai déposés dans un coin de bibliothèque, secteur photographie. Et je n'y ai plus pensé.

Ce soir-là je voulais travailler et je n'y arrivais pas. Dessiner sans faire de tâches, assembler sans erreur, écrire en légèreté. Rien ne venait. Je voulais être efficace. Sans résultat.
Je m’ennuyais beaucoup enfant et je lisais des livres. Je regardais les images se déposer naturellement, négligemment, au fond de moi, comment tombent les feuilles au pied des arbres.
J’ai laissé mon regard traîner sur les rayonnages de la bibliothèque. J’ai pris Une-Nue de Jean Rault au hasard et je l’ai ouvert.
Le regard de la femme aux longs cheveux bruns était resté intact, vingt ans plus tard, il traversait les épaisseurs du temps et venait m’attraper une fois encore au creux du ventre, là où gêne et fascination se mêlent. Avais-je le droit de la regarder ainsi ? Elle me fixait avec la même intensité que le jour où je l’avais découverte pour la première fois. Nue, debout devant son canapé fleuri. Ses doigts tiraient toujours sur l’une de ses mèches. Elle n’avait pas changé. De même que l’émotion initiale. Le souvenir était comme encapsulé dans l’image. Je n'avais rien oublié. Ni les regards, ni les coiffures, ni les peluches éparpillées sur le couvre-lit. Si je retournais le livre, les femmes étaient « Une », c'est-à-dire habillées, je pouvais respirer tranquillement, je n’avais pas enfreint de règles, je ne faisais rien de mal. Tout me revient, les détails, les gestes, la texture des cheveux, et la gêne. Surtout la gêne face à cette femme qui se livre sans rien donner pour autant. Fermée sur son mystère. Et pourtant Nue. Et Une.

Je feuillete les autres livres. Même les photos qui ne me plaisaient pas à l’époque, les photos de reflets dans des flaques, les tout petits paysages noir et blanc, les joueurs de jazz, je m'en souviens encore. J'ai tout enregistré, quelque part, très loin.
J’ouvre Kurna de Reverdot avec inquiétude. Le village a-t-il disparu ? Il était déjà tellement plein de poussière la première fois. Mais oui, le panier d’osier est toujours pendu à une branche. Et le village perdu dans la grisaille du désert. Pareillement.
Si j’avais cru oublier les premiers, j’ai souvent cherché ce qu’était devenu Pascal Kern sans jamais rien trouver que le site d’un photographe vaguement érotique. Aujourd'hui, quand je déplie un livre que j'ai moi-même créé, je sais bien que c’est aux triptyques de Kern que je dois sa construction.
Et quand je fais des images, les yeux de Plossu et de Class traversent leur cadre avant moi.
Toutes ces images sont miennes, elles font partie de ma mémoire. Il a suffit de rouvrir les livres pour qu’elles émergent à nouveau. Puissantes. Et évanescentes à la fois.

J’étais enfant et je pensais : Un jour peut-être je publierai chez eux, j’apporterai mes photographies et elles trouveront place ici. Adulte je passais devant les locaux des éditions Marval pour rejoindre la librairie du Moniteur. Entre-temps j’étais devenue architecte. Je traînais négligemment devant la vitrine. Rêvant ce jour où je passerai la porte mes propres photos à la main. Encore aurait-il fallu photographier. J’avais arrêté. Puis la maison d’édition a fermé.
Les années ont passé.
Mon père m’a donné son appareil moyen-format.
Ma  mère la collection des Marval.
J’ai recommencé à photographier. Les éditions Marval ont repris leur activité.
Je vais prendre mon portfolio sous le bras.
Et j’irai sonner chez eux.

Enfin.

Ce texte a été conçu à la demande de François Chanussot pour le site Les expériences photographiques