vendredi 17 novembre 2017

Les yeux de la nuit



Sur La nuit tranquille de François Chanussot










Nous partions sans nous être concertés à la tombée de la nuit. Nous étions vifs et à l’affut. Elle me portait dans ses bras, elle me tenait par la main, elle me disait de faire attention aux branches, aux feuilles qui glissent, aux racines qui sortent, aux trous que l’on ne voit pas et dans lesquels on tombe. Ou elle ne me disait rien. Alors nous restions silencieux. J’espérais qu’elle me fasse confiance. Qu’elle cesse d’avoir peur pour moi. Qu’elle soit enfin rassurée.

Je sais bien que jamais elle ne sera rassurée, que toujours elle attendra, inquiète, mon retour de l’école, mon appel du dimanche, ma venue à Noel. Je n’ai jamais vraiment voulu que cette inquiétude cesse. Elle nous lie. Elle s’apaise le soir, quand nous partons ensemble chercher des peurs bien plus grandes que nous, tellement grandes qu’elles finissent par disparaître. Dans la forêt, nous n’avons plus peur, ni de nous-mêmes, ni des autres. Nous cheminons sans mots dire, concentrés sur les apparitions.

Une bête surgit. Elle nous regarde. Nous la regardons. Un temps plus ou moins long, mais qui ne peut être qu’une éternité. Puis la bête repart. Jamais il n’est question de l’approcher, de l’apprivoiser, de la toucher, de l’embrasser. Nous restons immobiles, interdits. Je dis nous parce qu’enfin nous sommes nous. J’ai longtemps été il ou lui, elle était elle, nous nous adressions peu l’un à l’autre. Nous vivions au même endroit, des vies parallèles. Nous étions occupés, moi à grandir, elle à nous faire grandir.
Nous avançons sans nous regarder, côte à côte, parce qu’il faut bien avancer, sinon quoi d’autre ? La nuit dissout les émotions trop fortes, les intentions non dites, les gestes qui n’ont pas eu lieu. Elle rend la communion possible. Elle abolit la distance que l’éducation fabrique pour nous préserver de ce qui pourrait déborder et nous engloutir.

Je cherche du regard des yeux qui apparaîtront. Certains jours, ils ne viennent pas. Nous les attendons. Pensons les deviner. Je guette un mouvement, un froissement d’herbe, une branche cassée, des empreintes de pattes, des crottes, une odeur animale. Un hululement nous prévient de l’arrivée de notre rendez-vous. Et puis non, personne.

Parfois, c’est moi. Je ne suis pas là. Absorbé ailleurs, perdu dans mes pensées. Je ne vois rien. Je n’ai jamais rien vu. J’ai tout imaginé. Je ne verrai plus. Rien. Jamais. Des mois passent, un hiver, deux peut-être, puis ça reprend, ça ne peut cesser.
Elle seule sait que nous ne rentrerons pas bredouilles, qu’il ne suffit pas de se cacher les yeux de ses deux mains ouvertes pour plonger dans l’obscurité la plus totale, car toujours les enfants que nous sommes écartent les doigts et finissent par voir.

Mon départ de la maison n’a rien changé à notre rituel. Les jours où nous dînons tôt, je sais que nous partirons ensemble, au crépuscule, chercher les yeux de la nuit. Nous avons rendez-vous. Personne n’a été prévenu et pourtant, tout le monde est là : Les yeux, elle et moi.
Elle ne me touchait que pour me protéger des dangers. Elle ne le fait plus depuis que je suis adulte : J’ai appris à me préserver de toute agression qui pourrait porter atteinte à mon intégrité. Du moins, c’est ce qui se dit. Je ne suis pas sûr que ce soit vrai. Mais une chose est certaine, nous ne nous touchons pas.

Pourtant un jour j’ai passé mon bras sous le sien. Ses pas étaient tellement hésitants qu’à mon tour, j’ai eu peur de la voir trébucher. Je me suis souvenu, les feuilles qui glissent, les racines et les trous. Elle trébucherait bientôt, je ne pouvais l’ignorer. Je n’ai jamais su faire semblant, mentir. Je me contente de me mettre en retrait. Pour ne pas avoir à tricher. Elle est pareille. Je suis son fils.

Enfant j’aimais jouer dans les feuilles mortes et les aiguilles de pin que je soulevais par brassées. Je revenais à la maison couvert de mousse jusque dans les cheveux. A présent ma mère semblait marcher sur un tapis d’aiguilles de verre. Les épines se brisaient sous ses pas pour mieux entrer dans ses jambes, s’enfoncer sous sa peau, dans ses muscles, dans ses os. Elles nichaient à même la chair, prêtes à resurgir au moindre faux-mouvement.

Bientôt ma mère évitera de bouger pour ne pas prendre le risque de réveiller une aiguille assoupie. Seuls les animaux de la nuit justifieront qu’elle reprenne le mouvement.

Je sonne à la porte.
J’attends.
Longtemps.
Elle ouvre. 
Nous partons.